Toulouse, l’Art vidéo possède son propre festival. Traverse Vidéo est née en 1997 du désir de transmettre, de porter au plus grand nombre des univers jusqu’ici peu explorés. Le nom n’a donc pas été choisi au hasard. Traverser, c’est savoir où l’on va. Quant à la vidéo, elle est un terme générique permettant de regrouper le cinéma, la vidéo, le numérique. Les images et sons qui peuvent sembler étranges ont pour rôle de provoquer des questions. L’originalité est au cœur de l’événement. Chaque œuvre ou installation remet en cause les codes artistiques. On trouve ainsi des films à la narration déstructurée.
À travers un parcours dans la ville, le festival Traverse Vidéo propose chaque année une découverte de vidéos expérimentales, d’installations et autres performances. Ce festival propose aussi des rencontres entre artistes reconnus, émergents, ou encore étudiants ; et un public novice ou spécialiste.
TRASH-TRAGEDIA ET CODE BINAIRE MARS 2014
http://traverse-video.org/catalogue_2014/catalogue_2014.html#p=82
http://traverse-video.org/catalogue_2014/catalogue_2014.html#p=84
TEXTE DE SIMONE DOMPEYRE
Trash-Tragedia une e-cri-tu(r)e encalculée
Deux silhouettes se dessinent dans la pénombre de la scène à fleur de peau du grand écran saturant le fond de leur espace. Leur gestuelle et les sons qui trouent le silence, le contour de la femme à l’ordinateur, le contour de la femme au violoncelle s’entre-découvrent quand du film lancé vient une semi-clarté.
Le violoncelle refuse les partitions connues, branché, « préparé » à savoir couplé avec l’ordinateur, il compose avec lui, l’e-poésie.
De l’aigu, du tranchant, réagit aux images tout aussi tranchantes et aiguës : un appartement sombre, des couloirs abîmés, des pièces dévastées dont le carrelage rappelle les fonctions de cuisine et de salle de bain avec une baignoire.
Le sol est jonché de grandes feuilles abandonnées, la porte ne donne pas de perspective. Pas de lumière, pas de fenêtre, fermeture intégrale. Le sombre chromatique comme mental sature l’espace : désigné comme hôtel par le texte s’écrivant malgré l’absence totale de signes indiciels de cet usage, malgré le sordide régnant…ce que ne pourraient édulcorer les deux êtres cyber-humains/ transhumains qui y déambulent.
Une femme dans la baignoire brasse des amas de plumes ???? recouvrant l’objet, de dos ou masquée elle cache les indices d’humaine réaction.
Un enfant en masque le rendant impassible passe dans la lenteur inaccoutumée à son âge.
En parachèvement, le texte se précise : en rouge « rouge et nu sous le sang » ou « déshabille les poupées » ou « Buvant vautrée sous la baignoire. Elle tire sur Lui. » Tout devrait être retranscrit de ces terrifiantes sentences.
« S’arcboutant dans l’eau rouge, l’un dans l’œil de l’autre. Aux bleus nus sous tes
yeux rétractiles. Marbrés longeant le sol au degré trouble étiré rouge des fantasmes et des crises et des cris, longeant le mur jusqu’au bout.
Et tu es là. »
Terrifiantes d’autant plus que la voix de celle qui leur donne existence sur l’écran, les dit sans montée de voix, dans le monocorde féminin, et qu’il s’agit d’amour. De crime d’amour dit sans image le doublant.
Le tremblement anxiogène se transmet par le violoncelle, les mouvements de l’archet se marque sur les cordes, le corps qui l’active produit des saccades ; la voix poursuit son phrasé mélodique.
Contrepoint du contrepoint.
Le crime d’amour de la poésie, car ce qui se lit, se produit en temps réel, s’écrit et passe, contrairement à l’image filmique enregistrée. Trashtragedia s’explore alors qu’il se déroule. Ce n’est pas un texte transféré mais une action ; les fragments refusent le linéaire ; les mots se figent, s’animent sous la pression de
Sandrine Deumier, maîtresse dans l’ombre—sur la scène- maîtresse de l’ombre dans son clone inquiétant.
Le processus de l’œuvre réclame un traitement pensé en amont ; l’ordinateur est et le lieu de préparation et son instrument. Si l’exécution n’est plus seulement de l’ordre du musical, mais est inhérente à l’existence de l’e-poésie, c’est la première indiscernabilité entre l’appareil d’écriture et sa lecture. Une e-criture.
Le texte n’est plus une unité fermée, mais dans la potentialité réclamant la performance pour être. Il est énonciation- et non un énoncé fini- il est fait du parcours ainsi le fragmentaire, le labyrinthe, la bifurcation sont-ils ses modes.
Cela est sans doute le mode poétique pensé comme absolu par des poètes bien avant que l’on ait pensé à une telle machine. 1897, Mallarmé lança le « Coup de Dés »- il faudrait pouvoir inscrire les 21 pages de ce poème refusant la ligne et le vers, la page et la succession des propositions, et dès lors la citation copiée sur une ligne, ainsi à défaut, rappeler : sa clausule « Toute Pensée émet un Coup de Dès ».
Substantif isolé/ verbe sans sujet/proposition sans verbe passent dans le champ. Dans la coupure de leur passage, ils provoquent une attente dont on comprend vite qu’elle ne sera pas comblée et dont, en revanche, on saisit que cette a-syntaxe est le meilleur signifiant de ce qu’annonce Trash-tragedia et de ce que trament ses images.
L’e-poème provoque son parcours. L’hôtel visité est celui du fantasme, des désirs obscurs, retenus, enfouis ; les bifurcations du e-texte réalise le jeu de l’inconscient…
La performance de Sandrine Deumier et de Véronique Binst réanime la formulation usée à force d’être dite, elle redonne sa puissance à l’inquiétante étrangeté… elle dit l’intime et l’autre, le sans mot et le cri muet, l’incompréhensible et le perceptible et elle étreint.
Code binaire en ce court syntagme, le genre, le médium, le mode d’emploi se réunissent avec l’affirmation que raconter une histoire est secondaire…ainsi intitulée, la seconde intervention en violoncelle-musique électronique, poésie sonore et ordinateur exclut toute icone autre que l’image des mots. Ce qui se projette, se regarde, ce sont les mots en train d’être « faits » informatiquement.
En effet, nous oublions que ce que nous tapons sur notre clavier ou lisons sur l’écran de nos ordinateurs domestiques ou professionnels, texte, schémas, dessins sont la manifestation visuelle (et parfois musicale) de plus ou moins complexes calculs de programmation. Et que tous les médias sont codés de façon binaire- zéro/un- dans l’ordinateur. Le programme ne connaît ni images, ni sons ; il suit des règles pour agencer des 0 et des 1. Qu’il s’agisse de documents administratifs ou de compositions artistiques ils sont Code binaire.
Ce n’est que pour l’utilisateur, l’usager, ou l’artiste selon leur projet que se différencie ce que produit le programme en textes, icones, sons appréhensibles. Les algorithmes informatiques sous-jacents ne traitent que des nombres.
La fin de la performance l’atteste s’il était nécessaire. Très marquée par l’abandon du violoncelle par Véronique Binst, qui archet à la main, traversa la chapelle suivie du regard parfois perplexe des spectateurs, elle laissa se continuer l’exhibition du code- qui désormais se déroulait beaucoup plus vite puisque Sandrine tapait non plus de la poésie mais le générique en une semblable colonne de chiffres.
Cette performance le reconnaît, plus elle en fait son écriture en renversant le processus. Violoncelle et ordinateur sont placés sur l’espace devant l’autel, la vidéo est projetée sur un grand écran de biais de l’autre côté de cet espace.
Véronique y interprète la partition produite par la traduction en code binaire de l’écriture par Sandrine d’un poème en direct.
Ainsi le texte écrit avec notre alphabet, s’énonce sur une partie rappelant la page-papier et sur le côté gauche, celui par lequel débute le sens de lecture occidental, s’égrène des 0010/1010/0101/0001/010/010 etc…Les accents du violoncelle leur obéissant en musique répétitive quand opèrent les mêmes suites.
Ce que l’on appelle le « transitoire observable » à savoir la partie de l’œuvre produite par le programme et accessible à la lecture, le fait produit par l’exécution du programme et proposé à la lecture est renversé. La performance pousse le paradoxe puisqu’elle déroule sur écran l’écriture transformée (le poème en signes linguistiques reconnaissables) et la fait productrice des codes habituellement cachés qui la produisent. Elle fait image des textes, elle atteste que cette poésie écrite est un spectacle- ce qui est vu- avant d’être saisi, en lecture.
Quand se lit ce texte- graphe se déroulant, des accents poétiques se mêlent au rappel tout aussi poétisé de la nature du médium… « luminosités déclinantes survolant l’immensité des zones subitement…/ le regard précis en passe d’intra-voyage… » La coda de l’œuvre obéit au « temps d’hésitation » frappé et lisible sur l’écran…1001/0010/0010/1001/0010/1001…nous avons été pris par la sidération des chiffres.
SIMONE DOMPEYRE
directrice artistique du festival Traverse Vidéo à TOULOUSE